Dakar : Boom immobilier, la grande partie de Monopoly

En 2020, à Dougar dans un village de la commune de Diamniadio en sortie de Dakar, se produit un évènement, ses habitants se réunissent à Rufisque et tiennent un point presse dans lequel ils accusent une société immobilière de « spoliation de leurs terres ». [1]Les populations sont menacées d’expulsion de leurs maisons et de leurs champs occupés depuis 1944 par une compagnie immobilière pour la construction de logements sociaux. On apprend que la société immobilière s’est vue attribuée lesdites terres par décret présidentiel (décret présidentiel 2010-1074) signé par l’ancien chef d’Etat Abdoulaye WADE. Le cas de Dougar est semblable à bien d’autres au Sénégal[2]. Cette dépossession par décret démontre la complicité explicite de l’appareil d’Etat dans ce processus. Selon un répertoire des litiges fonciers et conflits communautaires mis en place par le ministère de l’intérieur, il y’aurait eu au moins 307 cas de litiges fonciers sur l’étendue du territoire sénégalais en 2021[3]. L’évènement de Dougar n’est pas un cas isolé, il est la manifestation d’un processus d’accumulation par dépossession du foncier urbain. Phénomène déjà bien documenté dans le secteur rural et plus connu sous le nom de « Land Grabbing », il demeure très peu documenté en ce qui concerne le milieu urbain. Cela peut s’expliquer par l’opacité même des transactions. Dougar est un symbole de ce qui se joue en arrière-plan du « boom immobilier » que connait le Sénégal depuis un certains temps. Cette accumulation par dépossession, théorisée par le géographe David Harvey est à l’œuvre et permet de comprendre la contradiction qui existe entre un boom de l’immobilier de luxe et la crise du logement que l’on vit actuellement au Sénégal et plus précisément à Dakar. Le décalage entre une demande en logement à bas et moyen prix et une réponse disproportionnée dans l’immobilier de luxe peut trouver son explication dans les contradictions même du système capitaliste.  Dans cet article nous tacherons d’abord de montrer à travers plusieurs exemples le processus d’accumulation par dépossession en cours au Sénégal, ensuite de le remettre dans un contexte global d’urbanisation sous l’égide du capitalisme néolibéral et enfin de mettre l’accent sur les différentes luttes de résistances face à ces pratiques.

Le logement face à la logique du marché

En 2011 Dakar comptait 1 056 009 habitants. D’après l’ANSD[4], dans un rapport sur la démographie datant de 2018, Dakar représente entre 23% et 25% d’une population estimée aujourd’hui à 19 390 727 personnes, soit environ 4 460 000 habitants. En 2021 selon le Population Data, Dakar comptait 3 938 358 habitants [5]. Toujours selon la même source, le taux d’accroissement de la population serait de 3% à peu près. Couplée à une croissance du PIB qui a atteint en 2021 les 6.5%[6]. Cette double augmentation de la population dakaroise et du PIB entraine une augmentation de la demande en logement avec notamment l’émergence d’une classe moyenne relativement aisée ainsi que de différents flux migratoires. Lorsqu’on considère la définition vulgaire du capitalisme, c’est-à-dire un système économique régit par la loi de l’offre et de la demande, voir dans l’augmentation de la population urbaine de Dakar une augmentation de la demande en logement est parfaitement intuitif. Ce qui implique logiquement une augmentation de l’offre. Vu sous cet angle le boom de l’immobilier serait une réponse à cet état de fait. Dakar, comme sa sœur rivale Abidjan, sont le symbole de villes africaines en plein essor. Il n’est pas un recoin de rue sans apercevoir un chantier. Pour appuyer ce constat d’une grande activité immobilière dans la ville, une étude de l’ANSD nous montre que le chiffre d’affaires des entreprises du secteur de la construction présente une augmentation de 13.6% au quatrième trimestre de 2022[7]. Ce chiffre démontre l’essor du BTP et avec lui le boom immobilier dont on parle au Sénégal depuis quelques années. Autre chiffre marquant, selon un article du journal Le Monde, entre 1994 et 2014 le prix des loyers à Dakar ont augmenté de 256%[8] ! Les récentes plaintes par rapport au coût des loyers à Dakar qui érode le pouvoir d’achat des dakarois ont conduit le gouvernement à prendre des mesures. Cependant, il existe un paradoxe qui mérite qu’on s’arrête dessus. Le secteur de l’immobilier dépend de trois (3) facteurs :

  • Le pouvoir d’achat de la population ;
  • La facilité d’accès au prêt bancaire ;
  • La tension entre l’offre et la demande ;

Nul ne peut nier aujourd’hui que la demande en logement est importante dans la ville de Dakar, seulement, la faiblesse du pouvoir d’achat des sénégalais et la difficulté d’accès à des prêts bancaires ne justifient aucunement le boom immobilier actuel. La croissance économique à elle seule encore au moins. D’autant plus qu’il s’agit en grande partie d’un immobilier de luxe ou le mètre carré à la vente peut dépasser le million de Francs CFA en bordure de mer. Il faudrait comme Marx l’avait fait à l’époque pour ce qu’il appelait l’économie politique vulgaire, chercher la clé hors du circuit de l’échange. Dans le cas de l’immobilier il faudrait donc porter une attention particulière aux conditions d’attribution du foncier et au lieu même de la production de la valeur immobilière, c’est-à-dire le chantier (concernant ce dernier, un article suivra celui-ci). Se pencher sur les conditions d’attribution du foncier urbain destinés aux projets immobiliers nous relie directement au cas de Dougar évoqué en introduction. Il y a un risque à remettre entre les mains des acteurs du marché, l’urbanisation d’une ville. Le marché par « nature » n’a pas pour objectif d’offrir des solutions à des problèmes sociaux comme l’obtention d’un logement décent pour les citadins mais à plutôt tendance à s’engouffrer dans la moindre fissure, dans le moindre interstice à travers laquelle il peut entrevoir la promesse d’un profit faramineux. Ceci à pour conséquence de soumettre les habitants les plus pauvres à une forme de sélection par leur capacité à se payer un logement au centre. Désormais dans l’incapacité de se loger dans le centre à cause des coûts prohibitifs du loyer, les pauvres sont contraints de s’éloigner pour se loger en périphérie. [9]Le boom de l’immobilier au Sénégal pourrait à première vue être une réponse à la demande croissante en logement dû à la croissance démographique rapide de la capitale. La période du COVID 19 a fait éclater au grand jour la précarité de la vie au Sénégal, permettant à la question des loyers de refaire surface. Il y’a derrière les tensions autour du loyer un rapport de classe entre les propriétaires qui souhaitent un retour sur investissement rapide en augmentant les coûts du loyer de façon totalement arbitraire et les locataires qui sont pressurés. Un rapport pas encore conflictuel au sens de la lutte des classes mais une tension existe bel et bien. L’investissement dans l’immobilier représente pour les nouveaux riches un moyen de placer leurs actifs financiers dans un secteur relativement sûr. Pour les classes moyennes boostées par la croissance économique, l’accaparement de terres est souvent une opération profondément spéculative qui consiste à acheter un ou plusieurs terrains à bas coût en attendant que sa valeur grimpe du fait de l’assainissement par l’Etat. Comme le montre l’exemple d’un Monsieur ayant acheté ses terrains à 650 000 Francs CFA en 2010, pour le revendre 10 millions de Francs CFA en 2023[10]. Qu’est ce qui justifie une telle augmentation de valeur ? Le terrain a-t-il des qualités intrinsèques lui permettant une telle augmentation ? A ces deux (2) facteurs qui demeurent encore strictement économique et financier il faut ajouter le facteur politique. Le foncier urbain, périurbain représente un butin de guerre que l’on distribue après victoire à ses soutiens politiques comme remerciement, ainsi « à la fin de la guerre civile entre pro-Gbagbo Laurent et pro Alassane Ouattara, l’immobilier de luxe explose en Côte d’Ivoire. Rien qu’en 2017, selon des professionnels, ce segment a enregistré plus de 345 millions de dollars. Un record quand on sait que, cette même année, le secteur de l’immobilier en Côte d’Ivoire était estimé à environ 1.2 millions de dollars au total. [11]» La similitude avec la métropole sénégalaise est saisissante, elle rejoint les lamentations d’un certain A. KITTANE sur les poussées immobilières à chaque changement de régime politique qui s’exprime en ces termes « Chaque fois que le régime change, on note une effervescence dans le domaine de l’immobilier, ce qui fait qu’on n’est pas loin de penser dans les chaumières que derrière chaque grand immeuble dans un pays si pauvre il y a un politicien ou un dealer. »[12]Récemment lors de la victoire des Lions de la Teranga à la CAN 2021 le Président sénégalais Macky SALL a offert à chacun des joueurs en plus de la somme de 10 millions de Francs CFA, deux terrains à Dakar et à Diamniadio[13]. Il faut prendre en compte le blanchissement de l’argent de la drogue aussi. Le trafic de drogue au Sénégal génère près de 360 millions de dollars (soit 200 milliards de Francs CFA) par an. La flexibilité du secteur immobilier permet de dissimuler l’origine des fonds de l’investissement et l’identité du propriétaire. Déjà en 2013, il avait été estimé qu’environ 96% des 480 millions de dollars investit dans l’immobilier provenaient d’origines douteuses[14]. Le constat est clair le boom de l’immobilier actuel n’est probablement pas le fruit d’une prétendue rentabilité du secteur qui dépend d’autres facteurs. Pour mieux comprendre ce qui se joue en arrière-plan nous devons nous pencher sur le concept d’accumulation par dépossession de David Harvey.

L’accumulation par dépossession au Sénégal

Dans un dialogue entre Oskar NEGT et Alexander KLUGE, le second s’exprime au premier en ces mots :

« KLUGE : Il y’a une remarque de Marx, qui restitue une donnée terrifiante : toute industrie débute grâce à l’accumulation primitive, donc par l’expropriation des hommes. Cette accumulation rend possible la discipline industrielle, qui s’instaure au sein de l’usine. […] »

Plus loin NEGT lui rétorque :

« NEGT : L’accumulation primitive décrit des processus d’expropriation : les paysans, les petits paysans, les artisans perdent tour à tour leurs moyens de production…

KLUGE : … et ils se trouvent projetés vers le centre industriel. Ici, ils peuvent périr, ou alors développer de nouvelles qualités. »[15]

Le dialogue cité plus haut résume parfaitement les lignes de K. Marx dans la partie dédiée à l’accumulation primitive du capital dans son ouvrage du même nom.[16] L’accumulation primitive est le processus violent par lequel le mode de production capitaliste a pu émerger. Ce processus comporte « la marchandisation et la privatisation de la terre et l’expulsion par la force des populations paysannes ; la transformation des droits de propriétés de différents types (communs, collectifs, étatiques, etc.) en droit de propriété privée exclusifs ; la suppression du libre accès aux communaux ; la marchandisation de la force de travail et la suppression de formes alternatives de production et de consommation ; des processus coloniaux, néocoloniaux et impériaux d’appropriation d’actifs […] [17]». En plongeant dans l’histoire ce processus et en analysant les pays qui en sont arrivés au capitalisme tardivement, Harvey constate que le phénomène décrit par Marx à l’émergence du capitalisme se prolonge notamment lors du passage au néolibéralisme. C’est cette prolongation (dans le temps et l’espace) du processus d’accumulation primitive que Harvey nomme « accumulation par dépossession » et qui nous donne un outil pour comprendre ce qui se déroule au Sénégal dans l’appropriation du foncier urbain par le secteur privé. Une dynamique qui était déjà à l’œuvre avec le foncier rural et qui a fait l’objet de nombreuses études[18]. Dans le milieu rural l’accumulation par dépossession pose des problèmes de répartitions de la valeur de la terre que confère son exploitation et celle de sa main d’œuvre. Dans le milieu urbain s’ajoute non seulement le problème de l’urbanisation mais surtout de l’accès à un logement décent pour une population urbaine en pleine croissance. Le secteur immobilier africain est très friand des terres du littoral, des terrains publiques ou encore des terres en périphérie urbaine, le lieu favori des spéculations des nouveaux riches et de la classe moyenne. L’accumulation par dépossession se manifeste dans la privatisation du littoral ainsi que dans celle des terrains périurbains (bien qu’elle ne soit pas limitée strictement à ces éléments dans les travaux de D. Harvey). Pour mieux se rendre compte de l’ampleur du phénomène je cite un constat de Sidy Yansané :

« Exaspérés par la multiplication des projets immobiliers sur leurs côtes, des collectifs de défense de l’environnement de la capitale sénégalaise dénoncent désormais l’accaparement du littoral par des intérêts privés, avec la complicité implicite des autorités. “Des fonctionnaires complices, des promoteurs immobiliers sans scrupule, certains maires et des prédateurs fonciers participent au bradage de leur foncier et de la bande du littoral”, accuse le collectif Aar Sunu Suff – Aar Sunu Littoral. »[19]

Il rajoute :

« Ainsi, depuis des années, hôtels, cliniques privées, complexes immobiliers, villas de luxe n’ont eu de cesse de proliférer comme des champignons sur ces terres prisées des milliardaires d’ici et d’ailleurs”, ajoute le journal sénégalais, précisant que le phénomène s’étend jusqu’aux surfaces côtières de la banlieue de Dakar. »[20]

Ces propos traduisent le malaise produit par un boom immobilier supposé répondre à la demande importante en logement. Or comme on le rappelle plus haut, le secteur immobilier dépend en partie du pouvoir d’achats des populations sauf que dans le cas échéant il semblerait que son profit réel se trouve ailleurs. Cette boulimie de terres urbaines et périurbaines dans les capitales africaines à des racines historiques qui remontent à la colonisation comme le montre Olivier PIOT dans un article mensuel Le Monde Diplomatique : « Les racines de cette razzia sur le foncier urbain des villes d’Afrique remontent aux indépendances des Etats africains, dans les années 1950-1960. En Afrique comme ailleurs, dans d’autres colonies, les villes ont d’abord suscité les convoitises des nouvelles élites au pouvoir, soucieuses de se substituer aux anciens colons et d’engranger les bénéfices fonciers liés aux aménagements des différentes phases de développement des décennies postcoloniales. »[21]. Il y a donc pour conclure bel et bien un phénomène d’accumulation par dépossession de la terre en milieu urbain qui semble être le moteur du boom de l’immobilier sénégalais. Un mouvement dans lequel « la logique de corruption est très forte […] elle touche tous les acteurs intermédiaires de ces transactions foncières : les administrations, les chefs de village, les mairies, la gendarmerie, le cadastre et même du côté de la DESCOS. »[22]. Initiative de classe donc qui profite d’abord à la haute bourgeoisie et ensuite à la classe moyenne avec la complicité active de l’Etat. Tout ceci au dépend de ceux qui sont privés du littoral ou dépossédé de leur terre. Il faut noter que l’accumulation par dépossession permet de résoudre le problème de la suraccumulation inhérente à la logique du Capital. La suraccumulation est « une situation où les surplus de capital restent en friche, sans possibilités d’investissement rentable […] ». [23]L’accumulation par dépossession comme l’explique Harvey permet la libération d’actifs à un coût très réduit. Dans le cas de l’accumulation primitive « ce processus impliquait d’accaparer la terre, par exemple en la clôturant, et d’en expulser la population résidente […] » comme on peut le voir avec le cas de Dougar en introduction de l’article. La suraccumulation provient parfois d’activité illicite dans le cas du Sénégal, détournement de fond et blanchiment d’argent de la drogue qui nécessite une libération d’actif pour éviter une forme de thésaurisation. Comme le montre l’exemple cité plus haut sur le trafic de drogue au Sénégal. L’accumulation par dépossession prend donc plusieurs formes au Sénégal :

  • Extraction de la valeur par l’augmentation exponentielle des loyers, qui en abaissant le pouvoir d’achat des Sénégalais, brisent en même temps leurs rêves de devenir des propriétaires ;
  • Spéculations foncières des classes supérieures (grande bourgeoisie parfois internationale, classe moyenne montante)
  • Distributions de prébendes en foncier à ses « amis politiques » par la création de projet immobilier de luxe ;

On peut donc émettre l’hypothèse selon laquelle ce qui boost l’immobilier au Sénégal actuellement ce n’est ni la prétendue rentabilité du secteur, ni la réponse à une demande croissante mais une offensive de classe qui accumule, dépossède, blanchit et qui progressivement construit une ville pour elle. C’est-à-dire une ville de classe qui relègue à la périphérie les pauvres à travers la gentrification du logement. A Dakar, comme dans les autres capitales postcoloniales d’Afrique la configuration de la ville structurée par rapport aux préjugés racistes et coloniaux est remplacée par une configuration de classe. Le centre appartenant aux plus aisés et la périphérie (périphérie mouvante vu qu’elle recule avec l’expansion de la ville) aux plus pauvres. Mais il faut aussi se demander si l’offre immobilière vise la clientèle locale ? Il n’est pas rare de voir spécifier dans les annonces de bailleurs « réservés aux étrangers » considérés comme bon payeur par ces derniers. Cette manœuvre pourrait transformer à l’avenir, les revendications pour les loyers en revendications xénophobes. Nous avons là un petit exemple de comment l’échec des politiques de marché et de laisser faire font le lit de mouvements à caractère « fascistoïdes »[24].

Toutefois ces mécanismes économiques ne peuvent se dérouler sans être « sanctifiés » par le droit. « Ce qu’une classe perçoit en trop, dit Marx, elle le prend nécessairement à une autre. Et elle le fait toujours avec l’approbation des juristes, qui ont tour à tour codifié l’esclavage, le servage et le salariat. »[25]Ce qui permet donc l’accaparement du foncier rural comme urbain c’est la configuration du droit domaniale. Dans le reste du papier nous tenterons de démontrer la complicité de la loi sénégalaise dans le processus d’accumulation par dépossession

Le droit comme outil de dépossession

Nous avons tenté de démontrer plus haut que le boom de l’immobilier au Sénégal n’était pas tant le fruit d’une prétendue rentabilité du système qu’un moyen de résoudre une crise de suraccumulation du capital par la libération d’actif qui nécessite une accumulation par dépossession. Dans le mécanisme en cours, l’Etat a pour « fonction principales d’orchestrer les dévalorisations de façon à permettre au processus d’accumulation par dépossession de se dérouler sans provoquer un effondrement général »[26]. Cela passe non seulement par la violence légitime de l’Etat pour mater la contestation (comme on peut le voir lors des manifestations de Mai 2023 à Ngor contre l’appropriation d’un parking de 6000 m² pour la construction d’une gendarmerie[27]) et par l’outil juridique. Le droit domanial sénégalais contient une ambiguïté dans la façon dont les terres sont catégorisées et dans l’usage qui leur est prescrit. Les terres sont réparties comme suit :

  • Le domaine de l’Etat (Loi du 02 Juillet 1976) qui contient lui-même deux subdivisions, le domaine public (article 5, naturel ou artificiel) et le domaine privé (article 21). Les terres du domaine public sont considérées imprescriptible et inaliénable (article 9) et ne peuvent faire l’objet que de permissions de voirie, d’autorisation d’occuper, de concessions et d’autorisation d’exploitation donnant lieu sauf exception au paiement de redevances (article 18). Le domaine privé quant à lui peut faire l’objet d’autorisation d’occuper (article 37), de bail ordinaire (article 38), de baux emphytéotiques (article 39), de droit de superficie (article 40) et de vente (article 41) ;
  • Le domaine national (Loi du 17 Juin1964) qui contient 4 subdivisions à savoir les zones urbaines, les zones cassées, les zones pionnières et les zones de terroir ;
  • Les titres des particuliers (Loi n°2011-07 du 30 Mars 2011) dont le mode de d’appropriation se fait par des titres fonciers.

Les terres classées dans le domaine nationale constituent le domaine national, toutes les terres non classées dans le domaine public, non immatriculées et dont la propriété n’a pas été transcrite à la conservation des hypothèques à la date d’entrée en vigueur de la présente loi. L’Etat détient les terres du domaine national en vue d’assurer « leur utilisation et leur mise en valeur rationnelles conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement ». La difficulté est que pendant longtemps la législation foncière du Sénégal a conservé une ambiguïté entre la gestion traditionnelle et coutumière de la terre et celle moderne régie par la loi du 02 Juillet 1976. Ainsi à la proclamation de la loi, toutes les terres qui ne respectaient pas la nouvelle classification « moderne » revenait dans le domaine national. C’est cette même ambiguïté qui a permis à l’ancien Président Abdoulaye Wade d’exproprier par décret dans la mesure où la législation moderne ne reconnaît pas le droit coutumier de propriété de la terre. Travaillé par deux courants coutumier-traditionnel d’une part et moderne-légiféré de l’autre, la législation domaniale d’un Etat postcolonial comme le Sénégal reconnaît la supériorité de la législation moderne sur les autres formes de possession de la terre ce qui de façon cynique justifie les expropriations. Boosté par un projet politique développementaliste qui a pour but de faire accéder le Sénégal à l’économie capitaliste, les gouvernements sous couverts de développer peuvent exproprier le foncier rural au bénéfice des patrons de l’agro-business et le foncier urbain au bénéfice des magnats de l’immobilier. En 2020, de vifs foyers de tensions autour du foncier ont vu le jour à Ndingler, Nguéniène, Bande des filaos de Guédiawaye, Forêt classée de Mbao, Allou Kagne de Thiès, Phare des Mamelles, etc… L’importances de tensions autour du foncier peuvent témoigner de la mise en place d’un nouveau mode de définition de la propriété mais aussi l’imposition d’un système juridique fondé sur l’individualisme hérité de l’expérience coloniale notamment. Même si dans le cas de la communauté Léboue que nous abordons plus bas dans le texte, une forme de propriété individuelle de la terre existe avant la colonisation.

En 1842 dans son réquisitoire contre la décision de la Diète Rhénane publié dans le Rheinische Zeitung, concernant le vol du bois, Marx fait déjà jouer le droit coutumier contre le droit légiféré ainsi que le droit des ayant droit contre celui de la propriété. [28]Comme dans la Rhénanie de l’époque, l’hostilité de la Diète à l’égard d’un droit plus ancien ne pouvait pas s’expliquer sans prendre en compte les transformations économiques (industrialisation croissante de la région, augmentation de la parcellisation des terres communales, etc..) en cours lors de cette période, de même l’hostilité envers le droit coutumier tombé en désuétude face au droit moderne (légiféré) ne peut être intelligible sans prendre en compte les politiques développementaliste mise en place au Sénégal au sortir des indépendances et son accentuation lors de notre période contemporaine. La dualité du régime de droit en matière de possession de la terre constitue la principale fissure par laquelle la dépossession se produit. En plus de cela elle démontre le rapport de force qu’il existe dans le droit. D’ailleurs dans son article sur le vol du bois, Marx utilise le droit coutumier comme outil de défense pour les pauvres et dépossédés, il s’exprime en ces termes : « Nous réclamons pour la pauvreté le droit coutumier, plus précisément un droit coutumier qui ne soit pas local, mais un droit coutumier qui soit celui de la pauvreté dans tous les pays. Nous allons plus loin encore et nous soutenons que le droit coutumier par sa nature ne peut être que le droit de cette masse du bas de l’échelle, de cette masse élémentaire qui ne possède rien. »[29] Cette dualité des régimes de droit de propriété entre l’un ascendant (le moderne) et l’autre descendant (le coutumier qui semble appeler à disparaitre sous le poids de l’Etat moderne) prend la forme de la lutte des classes comme le souligne E.P Thompson dans son étude sur les enclosures. La dépossession trouve sa justification dans la modernisation, c’est le triste de sort des pays qui aspirent au développement capitaliste.[30]

Cette accumulation par dépossession entraine bien évidement des formes de résistances comme on peut le voir avec la communauté Léboue de Ngor qui lutte régulièrement contre la privatisation du littoral. Dans le cas des Léboues par exemple la possession de la terre est légitimée par le « droit de hache » qui stipule que la terre appartient à celui qui la débroussaillé et à ses descendants. Ainsi comme dans la conception de Locke, la terre appartient à celui qui la travaille.[31] C’est en vertu de ce droit de hache que la communauté Léboue s’oppose à l’urbanisation. On retombe encore là dans la dualité entre les deux régimes de droit en vigueur. Le passage de la colonie à des Etats postcoloniaux sur le continent à favorisé les logiques de prédations, l’extermination du droit coutumier est l’arme par laquelle les élites postcoloniales ont pu commettre leur forfait.

Les formes de résistance à l’accumulation par dépossession dans le contexte Sénégalais : Le cas de la communauté Léboue

L’accumulation par dépossession du foncier urbain peut être symbolisée par la résistance de la communauté Léboue face aux différentes tentatives d’expropriation de leur terre. Si la lutte s’articule autour de l’autochtonie et du droit coutumier, cette résistance peut revêtir le sens d’une lutte des classes contre une bourgeoisie avide de littoral. Le problème de la terre des Léboues remonte à la période coloniale au cours de laquelle déjà, deux régimes de droit s’opposaient. Selon Isabelle Sidibé, Les Léboues n’étant pas reconnu comme un groupe ethnique est une communauté aux origines multiples en provenance du Royaume du Djolof qui s’installèrent progressivement sur la presqu’île du Cap Vert au début du XVème siècle [32] et ils élaborèrent naturellement un mythe des origines autour d’un pacte avec les génies et leurs ancêtres. Ils assoient leur particularité identitaire sur cet enracinement territorial. Leur identité est donc indissociable de la vie loin du littoral ce qui explique d’une certaine manière leur résistance téméraire. Avec la colonisation, l’administration coloniale tente à plusieurs reprises d’appliquer le droit français pour s’approprier des terres Léboues. Il faut attendre le XXème siècle et plus précisément loi de 1955 qui institue un livret foncier et officialise la reconnaissance des droits coutumiers pour que les terres Léboues soient incorporées dans le régime domanial de la colonie. Un régime domanial qui ne leur ait pas défavorable vu qu’il permet toujours aux individues de la communauté sous autorisation d’acquérir des titres individuels. Pendant la période coloniale, le littoral ne constitue pas un enjeu particulier. Il faut attendre l’Indépendance et notamment la loi sur le domaine foncier de 1964 pour que la situation se tende. « On peut ainsi penser que sous l’autorité coloniale les droits coutumiers de l’ancienne « République Léboue », bien que subordonnés, étaient alors davantage pris en compte qu’à l’Indépendance où le Sénégal a constitué un droit contraignant géré par le pouvoir central, et non un droit flexible. Mais le Sénégal reste ambigu face au traitement ethnique ou autochtone du droit foncier. La reconnaissance du droit coutumier reposerait sur l’acceptation par le droit d’un lien matériel et moral entre une communauté humaine et une terre, et impliquerait un dualisme juridique qui vaut reconnaissance, de manière réelle et non plus virtuelle, de la minorité autochtone. Le jeune État sénégalais a fait tout le contraire, instaurant une loi unique pour une Nation indivisible, n’essayant ainsi ni de gommer les injustices historiques ni de composer avec cet écart de cultures juridiques foncières. »[33]. L’Etat postcolonial modernisateur a accentué l’hostilité de la communauté en niant le droit coutumier Léboue et en les livrant aux appétits du secteur privé. Dans ce contexte d’urbanisation du capital, la lutte de la communauté Léboue revêt un caractère de lutte des classes contre une bourgeoisie gourmande aidé par un Etat postcolonial modernisateur. Bien que ne s’articulant pas en ses termes mais plutôt en termes de défense de l’identité, la nature des projets immobiliers sur le littoral restreint l’accès à ce dernier et transforme l’habitat d’une communauté en un îlot de prospérité pour la bourgeoisie extravertie sénégalaise. Dans ces conditions la lutte pour la préservation du littoral par la communauté Léboue est une lutte des classes comme toutes les autres contre l’accumulation par dépossession.

Conclusion

Comparée à sa sœur jumelle c’est-à-dire l’accumulation par dépossession du foncier rural, celle du foncier urbain est très peu documentée. L’opacité des procédés d’attribution des terrains ne favorisant pas l’information, le seul moyen efficace de démontrer l’existence de cette pratique est par l’analyse des réactions face à cette boulimie du foncier urbain. C’est précisément ce que je me suis évertué à faire tout au long de l’article. La précarité de la vie au Sénégal, la difficulté d’accès au crédit ne peuvent justifier un boom de l’immobilier et notamment celui de l’immobilier de luxe. Ce boom au Sénégal comme dans beaucoup de capitale africaine nait de la nécessité pour le capital d’éviter une crise de suraccumulation générée souvent par un gain frauduleux (détournement, blanchiment, etc.) comme les catégories de David Harvey nous permette de l’analyser. Ce besoin du capital de libérer des actifs nécessite une accumulation par dépossession des terres qui engendre des mouvements de résistance prenant la dimension d’une lutte des classes comme j’essaie de le montrer dans le dernier volet de ce papier. La dynamique en cours à Dakar est à l’œuvre dans nombre de ville qui tente bon an mal an de se développer. Plus préoccupant, ce boom engendre un développement anarchique de la ville et tend à pressurer les plus pauvres incapables de se payer un logement au centre. Dakar prend la direction d’une ville de classe qui se construit et se structure petit à petit pour rejeter les pauvres loin à la périphérie. Fait intéressant la notion de « banlieue » est déjà devenue commun dans le jargon et s’accompagne du lot de stéréotypes et de préjugés petit-bourgeois à son encontre.


[1] Lire à propos sur SENENEWS l’article Spoliation foncière : Dougar sonne l’alerte, la société immobilière apporte des précisions, Août 2020.

[2] Voir le reportage « Sénégal : l’accès difficile des salariés à la propriété immobilière et foncière », Le 360 Afrique, YouTube

[3] Lire Le Quotidien du 01 Février 2021

[4] Agence Nationale de la Statistique et du Développement

[5] Population Data, Dakar, 24 Mars 2023 https://www.populationdata.net/pays/senegal/#:~:text=Mais%20la%20population%2C%20dont%20le,d’infrastructures%20sanitaires%20et%20sociales.

[6] ANSD,

https://www.ansd.sn/Indicateur/produit-interieur-brut-annuel-base-2014

[7] Ibid

https://www.ansd.sn/Indicateur/indice-du-chiffre-daffaires-dans-la-construction-icac-t4-2022

[8] Journal Le Monde, Sénégal : les loyers explosent à Dakar, Théa OLLIVIER 3 Septembre 2021

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/09/03/senegal-les-loyers-explosent-a-dakar_6093324_3212.html

[9] Pour plus d’information sur ces dynamiques, lire Le pire des mondes possible de Mike Davis, Editions La Découverte Poche

[10] https://blog.mondediplo.net/razzia-sur-les-terres-des-grandes-villes-d.

[11] En Abidjan : Métropoles Décalées, Olivier VALLEE, le Grand Continent, 10 Juillet 2020.

[12] Ce boom immobilier contraste gravement avec la pauvreté des Sénégalais, Alassane K. KITTANE, SENENEWS, https://www.senenews.com/actualites/contribution-chronique/ce-boom-immobilier-contraste-gravement-avec-la-pauvrete-des-senegalais-par-alassane-k-kitane_370271.html

[13] L’Equipe, Le Sénégal récompense les vainqueurs de la CAN en argent en foncier, 8 Février 2022.

[14] Abdelkader ABDERRAHMANE, Drogue, immobilier et blanchiment d’argent au Sénégal, Institut d’Etude de Sécurité, https://issafrica.org/fr/iss-today/drogue-immobilier-et-blanchiment-dargent-au-senegal

[15] Ce que le mot prolétariat signifie aujourd’hui, NEGT & KLUGE

[16] Pour de plus amples explications sur l’accumulation primitive, lire le chapitre du Capital de Karl Marx sur l’accumulation primitive ou lire Histoire du capitalisme de Michel Beaud qui prend l’exemple du mouvement des enclosures pour décrire ce même processus.

[17] Le Nouvel impérialisme, David Harvey, p 173

[18] Voir notamment les travaux du Dr Rama Salla DIENG sur le phénomène de « Land Grabbing »

[19] Sidy Yansané, News A Dakar, http://news.adakar.com/h/118219.html

[20] Ibid.

[21] Razzia sur les grandes villes d’Afrique, Olivier PIOT, Les blogs du « Diplo », Mots d’Afrique

[22] Ibid.

[23] Le Nouvel Impérialisme, David Harvey, p 177

[24] Lire à propos Karl POLANYI, La Grande Transformation

[25] Mathieu J. LAINE, Le droit et la société de classes : le contrat de travail dans le Capital (1867) de Marx, Les Cahiers de droit, Septembre 2020

[26] Le Nouvel Impérialisme, David Harvey, p 180

[27] A propos lire https://www.jeuneafrique.com/1441392/politique/comment-la-situation-a-degenere-a-ngor-entre-les-lebous-et-les-gendarmes/

[28] Pour une analyse la conception marxienne du droit lire J. M. H. Mascat, « Marx et le vol de bois. Du droit coutumier au droit de classe », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018

https://www.droitphilosophie.com/article/lecture/marx-et-le-vol-de-bois-du-droit-coutumier-au-droit-de-classe-252

[29] Ibid

[30] D’ailleurs dans l’ouvrage La Révolution Mexicaine de Adolfo Gilly, le chapitre 1 consacré au développement capitaliste du Mexique sous le porfiriat démontre la même géophagie des classes dominantes avec la complicité de l’Etat modernisateur.

[31] https://www.lemonde.fr/afrique/video/2023/06/21/au-senegal-le-litige-foncier-qui-empoisonne-ngor_6178637_3212.html

[32] Isabelle Sidibé, Un territoire littoral dans l’espace politique, économique et religieux du Sénégal

https://journals.openedition.org/eps/5415?lang=en

[33] Ibid


 

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